CesfrançaistraquentlespreuvesCesfrançaistraquentlespreuvesDiagonal_lineDiagonal_line
Crimes de guerre en Ukraine
Tech

Ces français traquent les preuves

Futura a pu s'entretenir avec le cofondateur d'Open Facto, une association française spécialisée dans l'Osint, dont les membres sont investis au quotidien dans le recueil de preuves constitutives de crimes de guerre en Ukraine.
Voilà plus de deux mois que la guerre fait rage en Ukraine sans que l'on puisse encore entrevoir une réelle perspective d'accalmie ni espérer un cessez-le-feu.
Un long travail d'investigation vient de débuter qui va probablement se poursuivre durant les prochaines années.
Face à la difficulté pour les journalistes, enquêteurs et autorités compétentes d'accéder aux zones de combat et sous occupation russe en Ukraine pour rendre compte et documenter les crimes, des associations, ONG et même des volontaires indépendants traquent les preuves en écumant les contenus publiés sur les réseaux sociaux et les images satellites.
C'est ce que l'on appelle l'Osint, une méthode de collecte d'informations librement accessibles : médias, Internet", données gouvernementales, publications académiques... Loin d'être des justiciers de l'ombre, ceux que l'on appelle les « osinteurs » mènent un travail aussi minutieux que titanesque pour collecter et archiver des preuves qui permettront le moment venu de dire la vérité et de rendre justice."
Open Facto, une association spécialisée dans l'Osint, est à la pointe de cette mission en France.
Futura : OpenFacto est en quelque sorte l’équivalent français de Bellingcat, considéré comme le fondateur de l’Osint. Pouvez-vous brosser le portrait de votre association ?
Open Facto : Nous avons créé Open Facto avec un journaliste, une camarade qui travaillait au Moyen-Orient et moi-même en 2019.
Quel est le profil de vos adhérents ?
Il y a beaucoup de journalistes, des activistes, mais aussi des personnes qui travaillent dans les ressources humaines, l'intelligence économique, des citoyens qui pratiquent l'enquête comme un passe-temps, des enquêteurs privés et publics, des chercheurs en cybersécurité.
Je précise qu'Open Facto est une association loi 1901 philanthropique qui ne fait pas de bénéfices.
L'Osint est l'acronyme des termes anglais Open-source intelligence.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste l’Osint dont nous entendons beaucoup parler depuis le début de la guerre en Ukraine ?
L'Osint, c'est la recherche d'informations en ligne, librement accessibles à tout un chacun, sans pouvoir judiciaire ou coercitif.
Open Facto est né de tout le travail fait sur le conflit syrien qui est considéré, avec les printemps arabes, comme le conflit le plus documenté qui soit.
Vos efforts se concentrent actuellement sur l’Ukraine et la recherche de preuves des crimes de guerre. En quoi consiste ce travail d’enquête et pour le compte de qui est-il conduit ?
Au regard de la difficulté pour les journalistes et les enquêteurs de couvrir ces événements sur place, ces matériaux multimédia récupérés sont un peu nos yeux sur le terrain.
À Open Facto, nous avons énormément de journalistes qui couvrent la guerre en Ukraine et pratiquent la recherche d'informations sur les réseaux sociaux au quotidien pour leur activité professionnelle.
Nous collaborons notamment avec le Center for Information Resilience.
Le deuxième axe concerne le travail avec des juristes spécialisés du domaine.
Je vais citer l'exemple de la vidéo montrant un cycliste circulant dans une rue de la ville de Boutcha et qui est la cible de tirs mortels par un tank.
Pouvez-vous nous donner un exemple concret de ce travail de mise en contexte ?
Tout ce que nous voyons, c'est un homme sur un vélo abattu de loin.
Encore une fois, une vidéo sur les réseaux sociaux ne constitue pas un crime de guerre.
La méthodologie de la collecte et l'archivage des données sont des points absolument primordiaux dans notre travail.
Quelle méthodologie employez-vous pour confirmer la fiabilité de vos sources ?
Il faut savoir que les plateformes en ligne ont tendance à faire disparaitre de plus en plus rapidement les contenus violents à la demande des États et en vertu de législations en vigueur dans un but de lutte contre la propagande.
C'est un travail qui se fait dans le temps long.
Où s’arrête le travail de validation d’une preuve ?
Nous devons fournir à des ONG ou des enquêteurs de l'ONU le maximum d'éléments de contexte afin qu'ils puissent opérer d'autres recoupements et que les éléments que nous avons apportés puissent servir de preuves.
Il y a donc des sources qui sont « gelées » en attendant de pouvoir prolonger l’enquête ?
La collecte d'informations sur des zones de guerre est excessivement complexe, particulièrement dans des villes comme Boutcha où il n'y a plus rien ni personne.
Il peut arriver que les témoignages de crimes de guerre n'émergent qu'au bout de plusieurs mois, à la faveur du témoignage d'un réfugié arrivé en Europe.
Nous travaillons avec deux ONG anglophones, dont le Center for Information Resilience, qui respectent les standards du droit anglo-saxon en matière de preuves qui est plus strict que le droit français et mieux adapté dans la perspective des procès à la Cour pénale internationale.
Des enquêtes pour crimes de guerre vont être ouvertes par des instances internationales. Y participez-vous ?
Ce n'est pas le cas à ce jour mais il serait assez simple pour nous de pousser de l'information si nous étions sollicités par les autorités judiciaires françaises.
Collaborez-vous avec la justice française sur le dossier ukrainien ?
Comment assure-t-on la protection des enquêteurs et de ces données hautement sensibles ? Ont-elles déjà été la cible de tentatives de piratage ou de destruction ?
Nous essayons d'adopter la meilleure hygiène numérique possible.
Nous utilisons plusieurs méthodes de stockage en combinant des ressources locales (clé USB, disque dur) et des tiers de confiance type Archive.org afin de stocker ces informations en ligne de façon neutre.
Il n'y a pas vraiment de technique de marquage ou de certification des contenus, c'est la raison pour laquelle nous multiplions les sauvegardes sur plusieurs machines et le recours à des prestataires tiers afin de garantir l'intégrité des sources.
Si on compare la collecte et l’utilisation des preuves lors des grands procès pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité depuis la Seconde Guerre mondiale (Nuremberg, ex-Yougoslavie, Rwanda), quel peut être l’apport de l’Osint ? Peut-elle conduire à un renouveau du droit et de l’application de la justice pour la rendre plus prompte, plus efficace ?
Nous publions courant mai un article consacré à cette question dans la revue Hérodote.
On peut notamment travailler avec Google Earth ou Maxar pour repérer ce type de sites.
Mais l'Osint ne fait pas tout et il y a toujours des angles morts de la documentation des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.
Comment gérez-vous l’impact psychologique face à l’ampleur et la gravité des exactions commises auxquelles vous êtes confrontés en permanence à travers ces contenus que vous analysez ?
Il y a effectivement une notion de mise en danger de soi-même à laquelle nous sommes très attentifs.
C'est un syndrome qui touche de nombreuses personnes pratiquant l'Osint.
Aujourd'hui, en France, un osinteur peut être ennuyé pour ce qu'il fait.
Faut-il un statut juridique pour les « osinteurs » ?